Un cœur qui a cessé de battre peut-il encore se briser ? ≈ murphy

L’hiver, la nuit tombe toujours beaucoup plus vite. La route glisse à cause de la pluie qui verglace le sol et Newton est nerveux parce qu’ils sont en retard. Attendu par ses parents, il roule sans doute un peu trop vite, pas assez pour les mettre en danger. Pourtant à ses côtés, il a Katherine qui s’agite, cette grande superstitieuse qui plait tant à sa sœur. Il l’a sent elle aussi nerveuse quand elle agite ses pieds à côté. Il déteste quand elle fait ça, quand elle ne prononce pas un mot du trajet mais qu’elle s’agite. Il lui fait d’ailleurs remarquer un peu sèchement, elle rétorque à son tour. Newton lâche deux secondes la route pour la réprimander comme on réprime un gosse. Deux secondes de trop, quand il repose ses yeux sur la route, il est trop tard, les phares de la voiture en face l’aveugle. Katherine crie, mais il est trop tard. Ça ne dure qu’une fraction de secondes, tout va vite mais pour Newton, il a sa vie qui défile au ralenti, sous ses yeux, incapable de se concentrer sur les flashs qui passent. C’est Katherine qui le préoccupe. Les vitres de la voiture ont explosé, quand enfin le véhicule s’immobilise il se rend compte des dégâts, le corps endolori, la nuque un peu raide. Il ne sent plus sa jambe gauche, et malgré l’angoisse et la douleur, il parvient à pivoter sa tête. « Je suis désolé, je t’aime. » qu’il parvient à souffler. Il espère qu’elle l’a entendu, en tout cas, il croit. Elle sourit. Il lui sourit. Elle est tellement jolie même dans l’horreur. Elle perd conscience avant lui. Il lui hurle de revenir à elle, de ne pas le laisser seul dans ce monde à la con. Ses magnifiques yeux bleus, il ne les reverra plus.

Ce dont il se souvient, ce sont les flashs de l’ambulance, le test de rétine qu’on lui impose et ce putain de masque sur le visage pour le faire respirer. Il entend des choses sans les comprendre, des termes médicaux absurdes. Puis, les yeux trop lourds, il les referme par épisode. C’est la première fois qu’il a autant peur. Il aura fallu attendre 22 ans pour que le drame, l’angoisse et la douleur atteigne Newton. Ces choses-là n’arrivent qu’aux autres. Ce n’est pas pour toi la peine. Les accidents, c’est bon pour les films, les romans et pour les autres. Mais les autres, c’est toi Newton. Le corps en vrac, la tête trop lourde, il retrouve ses esprits à l’hôpital, sa petite sœur à moitié allongée sur son lit. Il ne sait plus réellement ce qui c’est passé. Quand il tente de se redresser, ses côtes le lancent affreusement, sa jambe gauche ne répond plus et l’odeur antiseptiques lui donne la gerbe. Les évènements lui reviennent par brides, la voiture, la dispute, Katherine, les cris, elle. Il y a son cœur qui s’emballe d’un coup. L’adrénaline qui le regagne. « Elle est où Kate ? » Il réveille sa cadette, il ne culpabilise même pas. Il veut savoir où elle est celle qu’il aime, où elle est cette tête blonde qu’il chérit tant, pourquoi elle n’est pas là. Elle est toujours là pourtant.

Ou peut-être pas

Il existe cette croyance bizarre, sortie un peu de nul part un jour, que les gens intelligents ont toujours quelque chose de brillant à vous répondre.
Si vous voulez la vérité, elle ne s'est jamais sentie aussi stupide qu'au moment précis où on lui a annoncé que son frère venait d'être admis à l'hôpital pour un accident de la route. La route va bien, au passage, merci de demander. C'est pas souvent la plus à plaindre, dans l'histoire. « Mais, c'est pas l'heure. » C'est pas censé être maintenant, c'est pas censé être demain, c'est pas censé être une possibilité sur n'importe quel jour de la semaine, de la semaine du mois, du mois de l'année, du fuseau horaire moins deux heures de coma artificiel alors qu'elle déambule, éveillée. On lui fait enfiler ses chaussures, et c'est pas l'heure non plus. Elle sent le siège froid et l'air conditionné, et se demande comment on fait pour prendre le volant dans cette situation, et pourquoi la climatisation tousse aussi fort qu'une de ces vieilles locomotives. Ou que sa mère sur le siège passager devant. C'est une autre genre de toux, du registre des "non je ne pleure pas, j'ai juste une poussière dans l’œil". Maman est allergique à la poussière, ce soir. C'est pour ça que papa conduit, elle suppose. On vous avait dit qu'elle était intelligente, la gamine.

C'est peut-être pas la saison du rhume des foins, n'empêche qu'en arrivant à l'hôpital, maman n'est plus la seule à cracher ses poumons. Il y a un homme, sombre, et une femme aux yeux bleus qu'on dirait volés d'une autre figure qu'elle connaît. Et elle comprend, comme une gifle au ralenti qu'on aurait repassé plusieurs fois en boucle juste avant la seconde fatidique où ça claque. Et elle trouve ça injuste, un brin vorace, de lui avoir volé les yeux, quand on lui a déjà volé le pouls. C'était pas l'heure pour Katherine, pourtant il y a bien le réveil qui sonne.

Ça fait quelques minutes, quelques heures, mais elle se rend subitement compte qu'on lui a enfilé deux chaussettes de couleurs différentes, et ça suffit à la stresser plus que cette histoire de vol. Est-ce qu'on se foutra de sa gueule, le jour où elle mourra ? Est-ce qu'elle serait bien habillée, déchirée et les rétines sanglantes, en pyjama dans son lit, est-ce que Katherine a eu le temps de remettre un coup de mascara dans le rétroviseur avant que Newton ne tourne les clés ? Est-ce qu'elle a le temps de chercher une réponse moins conne alors qu'il vient de la secouer pour la réveiller ? « Elle est où Kate ? » Au sein propre du terme, et si Dieu existe, elle est quelque part là-haut. Au sein dégueulasse du terme, je suppose qu'elle est à la morgue. « Newt, je suis désolée ... » Elle tient la main de son frère, comme si ça suffisait à ramener les morts. Puis elle lâche trop vite, en pensant que vu les blessures, elle veut pas voir revenir ce genre de cadavre.